M. Diamonds était un homme de goût. Il portait uniquement du sur mesure et ne sortait jamais sans son chapeau Homburg. Il avait aussi ses habitudes, on lui servait son café noir et son whisky sans glaçons. Chaque matin, vous le trouviez à la terrasse du café La Belle Époque, le nez dans la gazette du jour, une Lucky Strike à la main. Il réservait ses cigares pour ses soirées, assis au comptoir de sa bonne vieille brasserie.
Ce soir, pourtant, M. Diamonds resta cloué devant la devanture. La mine déconfite, il fixait le bout de papier collé contre la vitre.
Fermeture exceptionnelle
5 ans. 5 ans qu’il fréquentait ce bar sans avoir une seule fois trouvé porte close, même en période de prohibition.
Dépité, il passa son chemin, errant un long moment sur les rues pavées. En cette nuit fraîche, seuls quelques promeneurs croisèrent son chemin, familles et amants se choyaient au coin du feu, mais les âmes esseulées, elles, réchauffaient leur cœur dans la liqueur.
Il dépassa bon nombre de tavernes, n’en jugeant aucune digne d’intérêt, jusqu’à ce que ses pas ne l’entraînent dans un coin plus reculé du quartier. Il arpentait à présent une ruelle sinueuse, faiblement éclairée par la pâle lumière d’un candélabre. C’est alors qu’une enseigne attira son attention. Le dessin d’un joyau, dont la peinture avait été lavée à force d’intempéries, était sculpté dans le bois. Au dessus, le nom du bistrot:
Le Diamant Rouge
Intrigué, il poussa la lourde porte. Une bouffée chaude l’assaillit aussitôt, accompagnée du brouhaha ambiant et d’un air de clavecin. Il traversa l’épais brouillard aux arômes de tabac pour aller s’installer au comptoir. Le barman l’étudia un instant.
“-…Qu’est-ce que ce sera?
-Un whisky. Sans glaçons.”
Sirotant son liquide ambré, Diamonds lança un regard alentour. Le style brut, dépouillé des lieux était en complète contradiction avec les bars à la mode, aux lignes symétriques et rigoureuses.
Les murs étaient tapissés de photographies en tout genre, manifestement prises ici même, lors de beuveries et diverses festivités.
Lorsqu’il baissa les yeux, il manqua de s’étouffer en découvrant l’accoutrement des serveuses. Celles-ci n’étaient couvertes que d’un justaucorps, laissant peu de place à l’imagination.
Ce bar faisait-il office de cabaret?
Son regard suivit le subtil déhanché de l’une d’entre elles, remontant le long de ses jambes voluptueuses qui n’en finissaient pas. Son habit rouge carmin embrassait un bassin particulièrement étroit, ce qui n’était pas sans lui déplaire, puis s’ouvrait comme une cosse, nous offrant son dos nu couleur miel. Sa chevelure acajou, coupée très court comme le voulait la tendance ces temps-ci, flamboyait sous les luminaires.
Visiblement populaire, la pauvre serveuse était sollicitée de tous côtés, l’obligeant à courir un peu partout. Diamonds comprit vite le petit manège des clients quand il vit la généreuse poitrine rebondir à chacun de ses pas, à priori trop généreuse pour son pourpoint qu’elle était contrainte de remonter entre chaque service. Il affectionnait bien plus volontiers les petits seins, mais il savait apprécier tout ce que la nature avait à lui offrir.
Enfin, elle se tourna vers lui, malgré ses nombreux allers-retours, il n’avait jusqu’ici pas eu l’occasion de voir son visage.
Ses paupières et ses joues étaient poudrées à souhait, ses lèvres peintes de grenat, et juste au dessus–
Une moustache en trait de crayon…?
Diamonds cilla. Un postiche, peut-être? Mais pour quelle raison?
Trop interloqué, il fit signe au tavernier.
“Cette serveuse, là. Pourquoi porte-t-elle une moustache?”
L’homme le toisa, avant de lâcher un petit rire.
“Parce que c’est un homme, mon chou.”
Bouche bée, Diamonds le dévisagea, cherchant en vain la moindre note de plaisanterie sur ses traits. Avec mépris, il souffla:
“Ridicule…”
Le barman tiqua, puis préféra retourner à ses occupations, abandonnant ainsi son client à ses rêveries, incapable de défaire ses yeux du serveur.
Au bout d’un moment, une coupe d’alcool fut posée devant lui, le tirant de ses pensées. Diamonds haussa un sourcil, lorgnant le cocktail aux couleurs vibrantes et décoré d’une cerise dénoyautée.
“-Je n’ai pas commandé ça.
-De la part du ravissant jeune homme, là bas.”
D’un signe de la tête, le barman lui indiqua un homme assis à l’autre bout du comptoir. Celui-ci leva son verre dans sa direction, avant d’y tremper ses lèvres. Diamonds blêmit.
Le barman pouffa à sa réaction:
“J’ai bien peur que tu te sois perdu, Don Juan, tu ferais mieux de déguerpir avant de te faire croquer tout cru~”
À cette remarque, le pauvre diable jeta des regards perdus autour de lui, réalisant enfin.
Il vit des hommes se susurrer des secrets au creux de l’oreille, d’autres danser un slow au son du piano, certains même échangeaient de tendres ou passionnés baisers.
Pris de sueurs froides, il se redressa tout à coup, jetant à la volée quelques billets sur le bar. Dans un coup d’œil, il crut apercevoir le barman et le serveur à moustache s’échanger des messes basses.
C’est moi qu’ils regardent comme ça?
Diamonds jugea bon de décamper au plus vite.
Il se trouvait à mi-chemin de la sortie quand une main vigoureuse se posa dans son dos.
Le serveur à la moustache en trait de crayon.
L’homme le fit virer de bord pour l’accompagner jusqu’à une table plus en retrait, où il déposa le cocktail à la cerise laissé à l’abandon.
“Votre collation, monsieur.”
Il l’invita ensuite à s’asseoir, et voyant qu’il allait rétorquer, s’empressa d’ajouter:
“Laissez-moi vous aider.”
Un sourire espiègle aux lèvres, il posa des mains baladeuses sur lui pour joindre le geste à la parole. Deux pierres de jade fixaient Diamonds avec attention, un éclat de malice dans chacune d’elles.
“Vous êtes nouveau ici, je me trompe? Je ne vous ai jamais vu avant.”
Il saisit la cerise dénoyautée entre ses doigts pour la porter à ses lèvres.
“…Un homme si élégant et séduisant… Je l’aurais remarqué…”
Sa langue roula autour de la sucrerie, puis il la croqua d’un coup sec. Diamonds ne put que déglutir péniblement.
“Vous savez… Je vous ai vu me dévorer des yeux tout le long de la soirée…”
Ses yeux grimés de khôl et bardés de faux-cils papillonnèrent.
“-Dites moi… C’est quoi, votre petit nom?
-…Droog. Diamonds Droog.”
Son visage s’illumina.
“Diamonds! Quelle coïncidence! Ce doit être le destin qui vous a mené jusqu’à ce bar… M. Diamonds…”
Diamonds Droog ne croyait pas au destin.
“…Et vous, comment vous appelez-vous?”
Le sourire du serveur s’allongea.
“Les gens ici m’appellent Seven. À cause de mon tatouage.”
À ces mots, il se retourna, dévoilant son dos dénudé et moucheté de grains de beauté. Diamonds ne put s’empêcher de le reluquer de haut en bas. Au niveau de son omoplate, le chiffre sept était en effet encré sur sa peau, orné de petits diamants et autres jolis artifices.
“Vous voyez? C’est mon chiffre fétiche!”
En se tournant à nouveau vers lui, il renversa malencontreusement son verre à cocktail. Le liquide roula sur la table pour venir se déverser sur son complet hors de prix. Révolté, Diamonds recula vivement sa chaise, tirant le mouchoir en soie de sa poche de poitrine. À sa surprise, Seven s’en saisit.
“Oh M. Diamonds, je suis si confus! Quel maladroit je fais… J’en ai vraiment mis partout… Attendez, laissez-moi faire…”
Il se pencha alors en avant, invitant Diamonds à glisser son regard dans son décolleté plongeant pendant qu’il s’employait à nettoyer ses bêtises.
Qu’un homme puisse avoir une gorge si plantureuse et moelleuse, cela ne lui avait jamais traversé l’esprit.
La chaleur cuisante des lieux l’étourdissait, et les mains qui le palpaient s’approchaient dangereusement de ses cuisses. Lorsqu’elles l’effleurèrent de trop près, Diamonds se redressa brusquement. Il balbutia une excuse et se dirigea gauchement vers la sortie, sous le petit rire amusé du serveur.
Plus jamais il ne remettrait les pieds ici.
On ne le revit pourtant pas à la réouverture de sa brasserie, ni les jours suivants, ni aucun autre après…